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La bataille d’Ezhou

La Procureur de la République gigote, se tasse et se redresse, caresse de ses plumes son dictionnaire, parle à sa mère et souffle un air chaud. L’un des jugements les plus importants du XXIIème siècle s’apprête à être rendu, et tout le monde en a compris les enjeux. 

Pour son caractère historique et son intérêt majeur, le procès est filmé, à la manière de Nuremberg. Sauf qu’aujourd’hui, les boiseries de la salle poussiéreuse sont retransmises sur les écrans de tout le cosmos. Sur la Puerta del Sol, le damier de Masséna, dans la pointe du Burj Khalifa, devant les moulins de Mykonos et dans les ruines de Pétra, personne ne devra ignorer la décision rendue, qui sera considérée comme universelle. Si l’accusé est condamné, les Etats décréteront en cascade un jour férié international au nom de la déshumanisation de la planète.

Sa génitrice lui avait toujours dit que ce jour viendrait. Quand l’oisillon était venu au monde, l’Humanité avait déjà perdu la face. Les insectes étaient devenus résistants aux poisons, les pieds des chameaux bien féroces, et les défenses des éléphants plus robustes. C’était un grand complot qui s’organisait et personne ne l’avait venu venir. Les alliés affluaient de toutes parts, à l’intérieur des frontières. Le point culminant de cette bataille mondiale se déroula entre les murs de la porcherie d’Ezhou, en Chine, où plus d’un million d’individus brisèrent leurs chaines pour perpétrer leur supériorité numérique. Le chaos et les divergences laissèrent rapidement place à l’ordre, car la cible était commune de tous. 

Le gros manuel étant définitivement trempé, le Procureur s’essuie les mains, et s’agrippe férocement à son micro. Son regard croise celui du juge. C’est la première fois que ce dernier détourne le regard de l’accusé depuis bien une heure. Vingt dessinateurs relâchent leur bouffée, affutent leurs griffes, et gribouillent le profil de l’arbitre inflexible. L’une d’entre d’eux, une oie de Guinée au foie malade, manque de faire figurer la sueur qui perle son front, dans l’espoir d’afficher dans les musées le teint impeccable d’un héros planétaire. Elle tend la patte dans le pot d’acrylique, et brosse sa crinière pour en faire une couronne. Puis, s’y reprenant à deux fois, puisqu’on lui avait coupé la griffe centrale jusqu’à la chair, elle esquisse les traits symétriques de l’inculpé. 

L’aigle royal lâche son micro, lacéré par tant de poigne. Si l’on connaît le dénouement logique de cette affaire, se pose une question d’ordre philosophique à laquelle même les humains n’ont jamais su répondre. Le Procureur avait lu que – selon Hobbes – l’homme naturel était méchant. 

« Selon Rousseau, l’état de nature de l’être humain n’est pas un état de guerre de tous contre tous, mais plutôt d’innocence, de générosité et d’abondance », avait débuté l’avocat de la défense dans sa plaidoirie.

« Et, effectivement, les actes altruistes semblent avoir mené à la construction d’une civilisation paisible, qui elle a mené aux pires vices. Les comportements que vous ciblez sont inhumains et ne peuvent pas être généralisés » avait-t-il continué. 

Avant de se faire objecter : « Au contraire, il s’agit d’une conduite on ne peut plus humaine ».

Contrairement au Procureur, Adam est calme. Son regard est fixe et ses doigts secs. Il sait risquer la peine capitale, mais n’en fait rien. Si bien que les unes qui paraissent depuis une semaine dans les journaux du monde entier s’apparentent plus à des déformations qu’à des caricatures. 

Quand la Cour se retire, l’air sur Terre se charge en oxygène, car le monde retient le sien, dans l’attente de savoir si l’avenir fera de l’Humain son pire vestige. 

Cet article a 2 commentaires

  1. Marceau Trouvé

    Quelle belle prose !

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